Arthur Schopenhauer
Philosophe allemand
(Dantzig 1788 ~ Francfort-sur-le-Main 1860)




Le monde comme volonté et comme représentation
Tout homme qui s'est éveillé des premiers rêves de la jeunesse, qui tient compte de sa propre expérience et de celle des autres, qui a étudié l'histoire du passé et celle de son époque, si des préjugés indéracinables ne troublent pas sa raison finira par arriver à cette conclusion, que ce monde des hommes est le royaume du hasard et de l'erreur, qui le dominent et le gouvernent à leur guise sans aucune pitié, aidés de la folie et de la méchanceté, qui ne cessent de brandir leur fouet. Aussi ce qu'il y a de meilleur parmi les hommes ne se fait-il jour qu'à travers mille peines ; toute inspiration noble et sage trouve difficilement l'occasion de se montrer, d'agir, de se faire entendre, tandis que l'absurde et le faux dans le domaine des idées, la platitude et la vulgarité dans les régions de l'art, la malice et la ruse dans la vie pratique, règnent sans partage, et presque sans discontinuité ; il n'est pas de pensée, d'oeuvre excellente qui ne soit une exception, un cas imprévu, étrange, inouï, tout à fait isolé, comme un aérolithe produit par un autre ordre des choses que celui qui nous gouverne. Pour ce qui est de chacun en particulier, l'histoire d'une vie est toujours l'histoire d'une souffrance, car toute carrière parcourue n'est qu'une suite non interrompue de revers et de disgrâces, que chacun s'efforce de cacher, parce qu'il sait que loin d'inspirer aux autres de la sympathie ou de la pitié, il les comble par là de satisfaction, tant ils se plaisent à se représenter les ennuis des autres, auxquels ils échappent pour le moment ; - il est rare qu'un homme à la fin de sa vie, s'il est à la fois sincère et réfléchi, souhaite recommencer la route, et ne préfère infiniment le néant absolu.
Le monde comme volonté et comme représentation
L'État n'est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive cette bête carnassière, l'homme, et de faire en sorte qu'il ait l'aspect d'un herbivore.
Le monde comme volonté et comme représentation
Si l'on nous mettait sous les yeux à chacun les douleurs, les souffrances horribles auxquelles nous expose la vie, l'épouvante nous saisirait ; prenez le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les hôpitaux, les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des martyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars à esclaves ; sur les champs de bataille, et sur les lieux d'exécution ; ouvrez-lui toutes les noires retraites où se cache la misère, fuyant les regards des curieux indifférents ; pour finir, faites-lui jeter un coup d'oil dans la prison d'Ugolin, dans la Tour de la Faim, il verra bien alors ce que c'est que son meilleur des mondes possibles. Et d'ailleurs, d'où est-ce que Dante a tiré les éléments de son Enfer, sinon de ce monde réel lui-même ? ... / ...
- Au reste, je ne puis ici dissimuler mon avis ; c'est que l'optimisme, quand il n'est pas un pur verbiage dénué de sens, comme il arrive chez ces têtes plates, où pour tous hôtes logent des mots, est pire qu'une façon de penser absurde ; c'est une opinion réellement infâme, une odieuse moquerie, en face des inexprimables douleurs de l'humanité.

Le monde comme volonté et comme représentation
De même qu'un cercle d'un pouce de diamètre et un cercle de 40 millions de milles de diamètre ont exactement les mêmes propriétés géométriques, de même les aventures et l'histoire d'un village et d'un empire sont essentiellement les mêmes ; et nous pouvons, aussi facilement dans l'histoire de l'un que dans celle de l'autre, étudier et connaître l'humanité.
Le monde comme volonté et comme représentation
La devise générale de l'histoire devrait être : Eadem, sed aliter - les mêmes choses, mais d'une autre manière.
Aphorismes sur la sagesse dans la vie
On peut comparer la vie à une étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son existence que l'endroit, et, dans la seconde, que l'envers ; ce dernier côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître l'enchaînement des fils.
Aphorismes sur la sagesse dans la vie
La solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier, d'être avec soi-même, et le second de n'être pas avec les autres. On appréciera hautement ce dernier si l'on réfléchit à tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de peine et même de dangers. "Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls", a dit La Bruyère. La sociabilité appartient aux penchants dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des êtres qui en grande majorité sont moralement mauvais et intellectuellement bornés ou détraqués. L'homme insociable est celui qui n'a pas besoin de tous ces gens-là. Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de société est déjà un grand bonheur, par là même que presque tous nos maux dérivent de la société, et que la tranquillité d'esprit qui, après la santé, forme l'élément le plus essentiel de notre bonheur, y est mise en péril et ne peut exister sans de longs moments de solitude.
Cette pitoyable subjectivité des hommes, qui les fait tout rapporter à eux et revenir, de tout point de départ, immédiatement et en droite ligne vers leur personne, est surabondamment prouvée par l'astrologie, qui rapporte la marche des grands corps de l'univers au chétif moi et qui trouve une corrélation entre les comètes dans le ciel et les querelles et les gueuseries sur la terre.
On comprendra qu'en présence d'imbéciles et de fous il n'y a qu'une seule manière de montrer qu'on a de la raison : c'est de ne pas parler avec eux.
L'histoire nous enseigne qu'à chaque moment il a existé autre chose ; la philosophie s'efforce au contraire de nous élever à cette idée que tout le temps la même chose a été, est et sera. En réalité l'essence de la vie humaine comme de la nature est tout entière présente en tout lieu, à tout moment, et n'a besoin, pour être reconnue jusque dans sa source, que d'une certaine profondeur d'esprit.
Parerga et Paralipomena
Considérer la femme comme l'égale de l'homme, comme le fait la législation en Europe, c'est partir de présupposés qui sont faux. Dans nos régions monogamiques, se marier signifie perdre la moitié de ses droits et multiplier ses devoirs par deux. Encore faudrait-il que la loi, en fournissant aux femmes des droits égaux à ceux des hommes, fournisse aux femmes une aptitude à raisonner égale à celle des hommes.
Dans les pays monogamiques le nombre des femmes mariées est limité. Il en reste un grand nombre sans soutien. Celles qui appartiennent aux classes supérieures végètent dans l'état de vieilles filles inutiles ; celles des classes inférieures sont vouées à un dur labeur, qui ne leur convient pas ou bien elles deviennent filles de joie et mènent une existence déshonorante et. sans joie. Que dire de ses femmes sinon qu'elles sont sacrifiées sur l'autel de la monogamie ? Au demeurant, quelle hypocrisie ! Même en Europe, où sont les véritables monogames ? Nous vivons tous, la plupart du temps, en polygamie. Etant donné que chaque homme a besoin d'un grand nombre de femmes, il n'y a rien de plus juste que de lui accorder le droit - et même de lui faire un devoir - de prendre soin d'un grand nombre de femmes. S'il en était ainsi, la femme retrouverait la position qui lui convient, celle d'un être subordonné, sa position naturelle, et l'on ferait disparaître de la surface de la terre cette monstruosité de la civilisation européenne qu'est la "dame", cette imbécillité germano-chrétienne, avec ses prétentions ridicules au respect et à la considération. Alors il ne resterait plus que des femmes. Il n'y aurait plus de femmes malheureuses, ce dont l'Europe d'aujourd'hui est pleine.
Peuple de galantins que vous êtes, dupes innocents qui croyez, en cultivant l'esprit des femmes, les lever jusqu'à vous, vous ne vous êtes pas encore aperçus, depuis qu'elles sont les reines de votre société, qu'elles ont de l'esprit souvent, du génie par accident, mais de l'intelligence jamais, ou si vous voulez, ce qu'elles en ont ressemble à l'intelligence de l'homme comme le tournesol ressemble au soleil. Les choses intellectuelles ne les intéressent point pour elles-mêmes ; au moment où vous leur parlez science, histoire, poésie, beaux-arts, elles ne songent qu'au parti qu'elles en pourront tirer contre vous pour vous retenir, vous asservir, vous enlacer. Le chant et la musique leur servent à cacher leur pauvreté intellectuelle, comme le coton et les baleines à se faire des hanches ou à dissimuler leur indigence de gorge. Sachez le, elles ne pensent qu'à une chose, elles ne se soucient que d'une chose - se marier ; il n'y a de sérieux pour elles que ce qui leur parle d'amour, le roman et le livre d'heures, le prêtre et le galant.
Face à la position avantageuse mais contre nature que la monogamie et la juridiction matrimoniale octroient à la femme en occident, bien des hommes intelligents et prudents y regardent souvent a deux fois avant d'accomplir un tel sacrifice et de se charger d'un tel fardeau.
Les femmes ne sont attirantes que lorsqu'elles sont jeunes. Cela dure peu. Mais la nature les comble alors d'une beauté surabondante, à laquelle l'homme se laisse prendre. Cet attrait qu'elles exercent alors sur les hommes, cette plénitude qui les envahit au détriment du reste de leur vie, doit leur permettre de capter l'imagination d'un homme dans le peu de temps dont elles disposent pour le décider à s'occuper d'elles pour de bon toute sa vie.
C'est elles qui ont le plus contribuées à inoculer au monde moderne la lèpre qui le ronge. Tout homme mentait dans le temps de Salomon : mais alors le mensonge, vice de nature ou caprice du moment, n'était pas encore comme il est devenu pour chacun sous le règne béni des femmes, la nécessité et la loi. Vous faites gloire de vous sentir désarmé par leur beauté, par leur faiblesse, par l'adoration que vous professez pour elles. Mais qui résisterait à leur envahissement, qui pourrait mettre fin à leur reproche et se soustraire à leur fascination, sans ce moyen naturel et légitime chez elles, honteux pour nous ? Trop débile de corps et d'esprit pour soutenir par la discussion et par la lutte la place qu'elles ont usurpé, ambitieuses et tyranniques, autant que chétives, il faut bien pourtant qu'elles aient une arme. Le lion a les griffes et les dents, le vautour a le bec, l'éléphant et le sanglier ont les défenses, le taureau les cornes ; la sépia, pour tuer son ennemi ou le fuir, lâche son encre et trouble l'eau : voilà le véritable analogue de la femme.
Depuis que vous avez admis vos femmes à délibérer, le bas intérêt a envahi la maison, toute résolution généreuse y est redoutée comme une criminelle folie. Le soin honteux du bien-être, le plus misérable calcul, la crainte de hasarder avec votre vie, la sécurité de la famille, une poltronnerie vous sont imposées comme les obligations les plus sacrées. Bon père, bon époux, lâche citoyen, conscience faussée et vénale, intelligence abâtardie, voilà les titres ridicules qui vous servent aujourd'hui d'épitaphe. Vantez les femmes, félicitez-vous de les voir affranchies, elles ont inventées les mours bourgeoises, elles ont fait de vous une race de chrysales, qui a désappris sous le joug de la pratique de toutes les vertus fortes et qui ne peut plus en entendre le nom sans trembler et frémir de plaisir en se remuant douillettement dans ses habitudes de servilité.
D'une manière générale, il est vrai que les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, et les sots, c'est-à-dire l'immense majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, à savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi.
Le même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours.
L'égoïsme inspire une telle horreur que nous avons inventé la politesse pour le cacher.




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