Alexandre Zinoviev
Professeur, docteur en philosophie, sociologue et écrivain dissident russe
(1922 Pakhtino, à coté de Kostroma)
Entretien réalisé par Victor Loupan à Munich, en juin 1999, extrait de La grande rupture / Dernier entretien en terre d'occident
Victor Loupan :
Avec quels sentiments rentrez-vous après un exil aussi long ?
Alexandre Zinoviev :
Avec celui d'avoir quitté une puissance respectée, forte, crainte même, et de retrouver un pays vaincu, en ruines.
Contrairement à d'autres, je n'aurais jamais quitté l'URSS, si on m'avait laissé le choix. L'émigration a été une vraie
punition pour moi.
V.L. :
On vous a pourtant reçu à bras ouverts !
A.Z. :
C'est vrai... Mais malgré l'accueil triomphal et le succès mondial de mes livres, je me suis toujours senti étranger ici.
V.L. :
Depuis la chute du communisme, c'est le système occidental qui est devenu votre principal objet d'étude et de critique.
Pourquoi ?
A.Z. :
Parce que ce que j'avais dit est arrivé : la chute du communisme s'est transformée en chute de la Russie. La Russie et le
communisme étaient devenus une seule et même chose.
V.L. :
La lutte contre le communisme aurait donc masqué une volonté d'élimination de la Russie ?
A.Z. :
Absolument. La catastrophe russe a été voulue et programmée ici, en Occident. Je le dis, car j'ai été, à une certaine
époque, un initié. J'ai lu des documents, participé à des études qui, sous prétexte de combattre une idéologie, préparaient
la mort de la Russie. Et cela m'est devenu insupportable au point où je ne peux plus vivre dans le camp de ceux qui détruisent
mon pays et mon peuple. L'Occident n'est pas une chose étrangère pour moi, mais c'est une puissance ennemie.
V.L. :
Seriez-vous devenu un patriote ?
A.Z. :
Le patriotisme, ce n'est pas mon problème. J'ai reçu une éducation internationaliste et je lui reste fidèle. Je ne peux
d'ailleurs pas dire si j'aime ou non la Russie et les Russes. Mais j'appartiens à ce peuple et à ce pays. J'en fais partie.
Les malheurs actuels de mon peuple sont tels, que je ne peux continuer à les contempler de loin. La brutalité de la
mondialisation met en évidence des choses inacceptables.
V.L. :
Les dissidents soviétiques parlaient pourtant comme si leur patrie était la démocratie et leur peuple les droits de
l'homme. Maintenant que cette manière de voir est dominante en Occident, vous semblez la combattre. N'est-ce pas
contradictoire ?
A.Z. :
Pendant la guerre froide, la démocratie était une arme dirigée contre le totalitarisme communiste, mais elle avait
l'avantage d'exister. On voit d'ailleurs aujourd'hui que l'époque de la guerre froide a été un point culminant de l'histoire
de l'Occident. Un bien être sans pareil, de vraies libertés, un extraordinaire progrès social, d'énormes découvertes
scientifiques et techniques, tout y était ! Mais, l'Occident se modifiait aussi presqu'imperceptiblement. L'intégration
timide des pays développés, commencée alors, constituait en fait les prémices de la mondialisation de l'économie et de la
globalisation du pouvoir auxquels nous assistons aujourd'hui. Une intégration peut être généreuse et positive si elle répond,
par exemple, au désir légitime des nations-soeurs de s'unir. Mais celle-ci a, dès le départ, été pensée en termes de
structures verticales, dominées par un pouvoir supranational. Sans le succès de la contre-révolution russe, il n'aurait pu se
lancer dans la mondialisation.
V.L. :
Le rôle de Gorbatchev n'a donc pas été positif ?
A.Z. :
Je ne pense pas en ces termes-là. Contrairement à l'idée communément admise, le communisme soviétique ne s'est pas effondré
pour des raisons internes. Sa chute est la plus grande victoire de l'histoire de l'Occident ! Victoire colossale qui, je le
répète, permet l'instauration d'un pouvoir planétaire. Mais la fin du communisme a aussi marqué la fin de la démocratie. Notre
époque n'est pas que post-communiste, elle est aussi post-démocratique. Nous assistons aujourd'hui à l'instauration du
totalitarisme démocratique ou, si vous préférez, de la démocratie totalitaire.
V.L. :
N'est-ce pas un peu absurde ?
A.Z. :
Pas du tout. La démocratie sous-entend le pluralisme. Et le pluralisme suppose l'opposition d'au moins deux forces plus ou
moins égale ; forces qui se combattent et s'influencent en même temps. Il y avait, à l'époque de la guerre froide, une
démocratie mondiale, un pluralisme global au sein duquel coexistaient le système capitaliste, le système communiste et même une
structure plus vague mais néanmoins vivante, les non-alignés. Le totalitarisme soviétique était sensible aux critiques venant de
l'Occident. L'Occident subissait lui aussi l'influence de l'URSS, par l'intermédiaire notamment de ses propres partis communistes.
Aujourd'hui, nous vivons dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste. La
constitution de ce dernier a débuté, elle aussi, à l'époque de la guerre froide, quand des superstructures transnationales ont
progressivement commencé à se constituer sous les formes les plus diverses : sociétés commerciales, bancaires, politiques,
médiatiques. Malgré leurs différents secteurs d'activités, ces forces étaient unies par leur nature supranationale. Avec la
chute du communisme, elles se sont retrouvées aux commandes du monde. Les pays occidentaux sont donc dominateurs, mais aussi
dominés, puisqu'ils perdent progressivement leur souveraineté au profit de ce que j'appelle la "suprasociété". Suprasociété
planétaire, constituée d'entreprises commerciales et d'organismes non-commerciaux, dont les zones d'influence dépassent les
nations. Les pays occidentaux sont soumis, comme les autres, au contrôle de ces structures supranationales. Or, la souveraineté
des nations était, elle aussi, une partie constituante du pluralisme et donc de la démocratie, à l'échelle de la planète. Le
pouvoir dominant actuel écrase les états souverains. L'intégration de l'Europe qui se déroule sous nos yeux, provoque elle aussi
la disparition du pluralisme au sein de ce nouveau conglomérat, au profit d'un pouvoir supranational.
V.L. :
Mais ne pensez-vous pas que la France ou l'Allemagne continuent à être des pays démocratiques ?
A.Z. :
Les pays occidentaux ont connu une vraie démocratie à l'époque de la guerre froide. Les partis politiques avaient de vraies
divergences idéologiques et des programmes politiques différents. Les organes de presse avaient des différences marquées, eux
aussi. Tout cela influençait la vie des gens, contribuait à leur bien être. C'est bien fini. Parce que le capitalisme
démocratique et prospère, celui des lois sociales et des garanties d'emploi devait beaucoup à l'épouvantail communiste.
L'attaque massive contre les droits sociaux à l'Ouest a commencé avec la chute du communisme à l'Est. Aujourd'hui, les
socialistes au pouvoir dans la plupart des pays d'Europe, mènent une politique de démantèlement social qui détruit tout ce qu'il
y avait de socialiste justement dans les pays capitalistes. Il n'existe plus, en Occident, de force politique capable de
défendre les humbles. L'existence des partis politiques est purement formelle. Leurs différences s'estompent chaque jour
davantage. La guerre des Balkans était tout sauf démocratique. Elle a pourtant été menée par des socialistes, historiquement
opposés à ce genre d'aventures. Les écologistes, eux aussi au pouvoir dans plusieurs pays, ont applaudi au désastre écologique
provoqué par les bombardements de l'OTAN. Ils ont même osé affirmer que les bombes à uranium appauvri n'étaient pas dangereuses
alors que les soldats qui les chargent portent des combinaisons spéciales. La démocratie tend donc aussi à disparaître de
l'organisation sociale occidentale. Le totalitarisme financier a soumis les pouvoirs politiques. Le totalitarisme financier est
froid. Il ne connaît ni la pitié ni les sentiments. Les dictatures politiques sont pitoyables en comparaison avec la dictature
financière. Une certaine résistance était possible au sein des dictatures les plus dures. Aucune révolte n'est possible contre
la banque.
V.L. :
Et la révolution ?
A.Z. :
Le totalitarisme démocratique et la dictature financière excluent la révolution sociale.
V.L. :
Pourquoi ?
A.Z. :
Parce qu'ils combinent la brutalité militaire toute puissante et l'étranglement financier planétaire. Toutes les révolutions
ont bénéfié de soutien venu de l'étranger. C'est désormais impossible, par absence de pays souverains. De plus, la classe
ouvrière a été remplacée au bas de l'échelle sociale, par la classe des chômeurs. Or que veulent les chômeurs ? Un emploi. Ils
sont donc, contrairement à la classe ouvrière du passé, dans une situation de faiblesse.
V.L. :
Les systèmes totalitaires avaient tous une idéologie. Quelle est celle de cette nouvelle société que vous appelez
post-démocratique ?
A.Z. :
Les théoriciens et les politiciens occidentaux les plus influents considèrent que nous sommes entrés dans une époque
post-idéologique. Parce qu'ils sous-entendent par "idéologie" le communisme, le fascisme, le nazisme, etc. En réalité,
l'idéologie, la supraidéologie du monde occidental, développée au cours des cinquante dernières années, est bien plus forte que
le communisme ou le national-socialisme. Le citoyen occidental en est bien plus abruti que ne l'était le soviétique moyen par
la propagande communiste. Dans le domaine idéologique, l'idée importe moins que les mécanismes de sa diffusion. Or la puissance
des médias occidentaux est, par exemple, incomparablement plus grande que celle, énorme pourtant, du Vatican au sommet de son
pouvoir. Et ce n'est pas tout : le cinéma, la littérature, la philosophie, tous les moyens d'influence et de difusion de la
culture au sens large vont dans le même sens. A la moindre impulsion, ceux qui travaillent dans ces domaines réagissent avec un
unanimisme qui laisse penser à des ordres venant d'une source de pouvoir unique. Il suffit que la décision de stigmatiser un
Karadić, un Miloević ou un autre soit prise pour qu'une machine de propagande planétaire se mette en
branle contre ces gens, sans grande importance. Et alors qu'il faudrait juger les politiciens et les généraux de l'OTAN parce
qu'ils ont enfreint toutes les lois existantes, l'écrasante majorité des citoyens occidentaux est persuadée que la guerre
contre la Serbie était juste et bonne. L'idéologie occidentale combine et fait converger les idées en fonction des besoins.
L'une d'entre elles est que les valeurs et le mode de vie occidentaux sont supérieurs à d'autres. Alors que pour la plupart des
peuples de la planète ces valeurs sont mortelles. Essayez donc de convaincre les Américains que la Russie en meurt. Vous n'y
arriverez jamais. Ils continueront à affirmer que les valeurs occidentales sont universelles, appliquant ainsi l'un des
principes fondamentaux du dogmatisme idéologique. Les théoriciens, les médias et les politiciens occidentaux sont absolument
persuadés de la supériorité de leur système. C'est cela qui leur permet de l'imposer au monde avec bonne conscience. L'homme
occidental, porteur de ces valeurs supérieures est donc un nouveau surhomme. Le terme est tabou, mais cela revient au même.
Tout cela mériterait d'être étudié scientifiquement. Mais la recherche scientifique dans certains domaines sociologiques et
historiques est devenue difficile. Un scientifique qui voudrait se pencher sur les mécanismes du totalitarisme démocratique
aurait à faire face aux plus grandes difficultés. On en ferait d'ailleurs un paria. Par contre, ceux dont le travail sert
l'idéologie dominante, croulent sous les dotations et les éditeurs comme les médias se les disputent. Je l'ai observé en tant
que chercheur et professeur des universités.
V.L. :
Mais cette "supraidéologie" ne propage-t-elle pas aussi la tolérance et le respect ?
A.Z. :
Quand vous écoutez les élites occidentales, tout est pur, généreux, respectueux de la personne humaine. Ce faisant, elles
appliquent une règle classique de la propagande : masquer la réalité par le discourt. Car il suffit d'allumer la télévision,
d'aller au cinéma, d'ouvrir les livres à succès, d'écouter la musique la plus diffusée, pour se rendre compte que ce qui est
propagé en réalité c'est le culte du sexe, de la violence et de l'argent. Le discours noble et généreux est donc destiné à
masquer ces trois piliers - il y en a d'autres - de la démocratie totalitaire.
V.L. :
Mais que faites-vous des droits de l'homme ? Ne sont-ils pas respectés en Occident bien plus qu'ailleurs ?
A.Z. :
L'idée des droits de l'homme est désormais soumise elle aussi à une pression croissante. L'idée, purement idéologique, selon
laquelle ils seraient innés et inaltérables ne résisterait même pas à un début d'examen rigoureux. Je suis prêt à soumettre
l'idéologie occidentale à l'analyse scientifique, exactement comme je l'ai fait pour le communisme. Ce sera peut-être un peu
long pour un entretien...
V.L. :
N'a-t-elle pas une idée maîtresse ?
A.Z. :
C'est le mondialisme, la globalisation. Autrement dit : la domination mondiale. Et comme cette idée est assez antipathique,
on la masque sous le discours plus vague et généreux d'unification planétaire, de transformation du monde en un tout intégré.
C'est le vieux masque idéologique soviétique ; celui de l'amitié entre les peuples, "amitié" destinée à couvrir
l'expansionnisme. En réalité, l'Occident procède actuellement à un changement de structure à l'échelle planétaire. D'un côté,
la société occidentale domine le monde de la tête et des épaules et de l'autre, elle s'organise elle-même verticalement, avec
le pouvoir supranational au sommet de la pyramide.
V.L. :
Un gouvernement mondial ?
A.Z. :
Si vous voulez.
V.L. :
Croire cela n'est-ce-pas être un peu victime du fantasme du complot ?
A.Z. :
Quel complot ? Il n'y a aucun complot. Le gouvernement mondial est dirigé par les gouverneurs des structures supranationales
commerciales, financières et politiques connues de tous. Selon mes calculs, une cinquantaine de millions de personnes fait déjà
partie de cette suprasociété qui dirige le monde. Les États-Unis en sont la métropole. Les pays d'Europe occidentale et
certains anciens "dragons" asiatiques, la base. Les autres sont dominés suivant une dure gradation économico-financière.
Ça, c'est la réalité. La propagande, elle, prétend qu'un gouvernement mondial contrôlé par un parlement mondial serait
souhaitable, car le monde est une vaste fraternité. Ce ne sont là que des balivernes destinées aux populations.
V.L. :
Le Parlement européen aussi ?
A.Z. :
Non, car le Parlement européen existe. Mais il serait naïf de croire que l'union de l'Europe s'est faite parce que les
gouvernements des pays concernés l'ont décidé gentiment. L'Union européenne est un instrument de destruction des souverainetés
nationales. Elle fait partie des projets élaborés par les organismes supranationaux.
V.L. :
La Communauté européenne a changé de nom après la destruction de l'Union soviétique. Elle s'est appelée Union européenne,
comme pour la remplacer. Après tout, il y avait d'autres noms possibles. Aussi, ses dirigeants s'appellent-ils «commissaires»,
comme les Bolcheviks. Ils sont à la tête d'une «Commission», comme les Bolcheviks. Le dernier président a été «élu» tout en
étant candidat unique...
A.Z. :
Il ne faut pas oublier que des lois régissent l'organisation sociale. Organiser un million d'hommes c'est une chose, dix
millions c'en est une autre, cent millions, c'est bien plus compliqué encore. Organiser cinq cent millions est une tâche
immense. Il faut créer de nouveaux organismes de direction, former des gens qui vont les administrer, les faire fonctionner.
C'est indispensable. Or l'Union soviétique est, en effet, un exemple classique de conglomérat multinational coiffé d'une
structure dirigeante supranationale. L'Union européenne veut faire mieux que l'Union soviétique ! C'est légitime. J'ai déjà
été frappé, il y vingt ans, de voir à quel point les soi-disant tares du système soviétique étaient amplifiées en Occident.
V.L. :
Par exemple ?
A.Z. :
La planification ! L'économie occidentale est infiniment plus planifiée que ne l'a jamais été l'économie soviétique. La
bureaucratie ! En Union Soviétique 10 % à 12 % de la population active travaillaient dans la direction et l'administration du
pays. Aux États Unis, ils sont entre 16 % et 20 %. C'est pourtant l'URSS qui était critiquée pour son économie planifiée et la
lourdeur de son appareil bureaucratique ! Le Comité central du PCUS employait deux mille personnes. L'ensemble de l'appareil
du Parti communiste soviétique était constitué de 150000 salariés. Vous trouverez aujourd'hui même, en Occident, des dizaines
voire des centaines d'entreprises bancaires et industrielles qui emploient un nombre bien plus élevé de gens. L'appareil
bureaucratique du Parti communiste soviétique était pitoyable en comparaison avec ceux des grandes multinationales. L'URSS
était en réalité un pays sous-administré. Les fonctionnaires de l'administration auraient dû être deux à trois fois plus
nombreux. L'Union européenne le sait, et en tient compte. L'intégration est impossible sans la création d'un très important
appareil administratif.
V.L. :
Ce que vous dites est contraire aux idées libérales, a athées par les dirigeants européens. Pensez-vous que leur libéralisme
est de façade ?
A.Z. :
L'administration a tendance à croître énormément. Cette croissance est dangereuse, pour ellemême. Elle le sait. Comme tout
organisme, elle trouve ses propres antidotes pour continuer à prospérer. L'initiative privée en est un. La morale publique et
privée, un autre. Ce faisant, le pouvoir lutte en quelque sorte contre ses tendances à l'auto-déstabilisation. Il a donc
inventé le libéralisme pour contrebalancer ses propres lourdeurs. Et le libéralisme a joué, en effet, un rôle historique
considérable. Mais il serait absurde d'être libéral aujourd'hui. La société libérale n'existe plus. Sa doctrine est totalement
dépassée à une époque de concentrations capitalistiques sans pareil dans l'histoire. Les mouvements d'énormes masses
financières ne tiennent compte ni des intérêts des États ni de ceux des peuples, peuples composés d'individus. Le libéralisme
sous-entend l'initiative personnelle et le risque financier personnel. Or, rien ne se fait aujourd'hui sans l'argent des
banques. Ces banques, de moins en moins nombreuses d'ailleurs, mènent une politique dictatoriale, dirigiste par nature. Les
propriétaires sont à leur merci, puisque tout est soumis au crédit et donc au contrôle des puissances financières. L'importance
des individus, fondement du libéralisme, se réduit de jour en jour. Peu importe aujourd'hui qui dirige telle ou telle
entreprise; ou tel ou tel pays d'ailleurs. Bush ou Clinton, Kohl ou Schröder, Chirac ou Jospin, quelle importance ? Ils mènent
et mèneront la même politique.
V.L. :
Les totalitarismes du XXe siècle ont été extrêmement violents. On ne peut dire la même chose de la démocratie occidentale.
A.Z. :
Ce ne sont pas les méthodes, ce sont les résultats qui importent. Un exemple ? L'URSS a perdu vingt million d'hommes et subi
des destructions considérables, en combattant l'Allemagne nazie. Pendant la guerre froide, guerre sans bombes ni canons
pourtant, ses pertes, sur tous les plans, ont été bien plus considérables ! La durée de vie des Russes a chuté de dix ans dans
les dix dernières années. La mortalité dépasse la natalité de manière catastrophique. Deux millions d'enfants ne dorment pas à
la maison. Cinq millions d'enfants en âge d'étudier ne vont pas à l'école. Il y a douze millions de drogués recensés.
L'alcoolisme s'est généralisé. 70 % des jeunes ne sont pas aptes au service militaire à cause de leur état physique. Ce sont là
des conséquences directes de la défaite dans la guerre froide, défaite suivie par l'occidentalisation. Si cela continue, la
population du pays descendra rapidement de cent-cinquante à cent, puis à cinquante millions d'habitants. Le totalitarisme
démocratique surpassera tous ceux qui l'ont précédé.
V.L. :
En violence ?
A.Z. :
La drogue, la malnutrition, le sida sont plus efficaces que violence guerrière. Quoique, après la guerre froide dont la
force de destruction a été colossale, l'Occident vient d'inventer la «guerre pacifique». L'Irak et la Yougoslavie sont deux
exemples de réponse disproportionnée et de punition collective, que l'appareil de propagande se charge d'habiller en «juste
cause» ou en «guerre humanitaire». L'exercice de la violence par les victimes contre elles-mêmes est une autre technique
prisée. La contre-révolution russe de 1985 en est un exemple. Mais en faisant la guerre à la Yougoslavie, les pays d'Europe
occidentale l'ont faite aussi à eux-mêmes.
V.L. :
Selon vous, la guerre contre la Serbie était aussi une guerre contre l'Europe ?
A.Z. :
Absolument. Il existe, au sein de l'Europe, des forces capables de lui imposer d'agir contre elle-même. La Serbie a été
choisie, parce qu'elle résistait au rouleau compresseur mondialiste. La Russie pourrait être la prochaine sur la liste. Avant
la Chine...
V.L. :
Malgré son arsenal nucléaire ?
A.Z. :
L'arsenal nucléaire russe est énorme mais dépassé. De plus, les Russes sont moralement prêts à être conquis. A l'instar de
leurs aïeux qui se rendaient par millions dans l'espoir de vivre mieux sous Hitler que sous Staline, ils souhaitent même cette
conquête, dans le même espoir fou de vivre mieux. C'est une victoire idéologique de l'Occident. Seul un lavage de cerveau peut
obliger quelqu'un à voir comme positive la violence faite à soi-même. Le développement des mass-media permet des manipulations
auxquelles ni Hitler ni Staline ne pouvaient rêver. Si demain, pour des raisons «X», le pouvoir supranational décidait que,
tout compte fait, les Albanais posent plus de problèmes que les Serbes, la machine de propagande changerait immédiatement de
direction, avec la même bonne conscience. Et les populations suivraient, car elles sont désormais habituées à suivre. Je le
répète : on peut tout justifier idéologiquement. L'idéologie des droits de l'homme ne fait pas exception. Partant de là, je
pense que le XXIe siècle dépassera en horreur tout ce que l'humanité a connu jusqu'ici. Songez seulement au futur combat contre
le communisme chinois. Pour vaincre un pays aussi peuplé, ce n'est ni dix ni vingt mais peut-être cinq cent millions
d'individus qu'il faudra éliminer. Avec le développement que connaît actuellement la machine de propagande ce chiffre est tout
à fait atteignable. Au nom de la liberté et des droits de l'homme, évidemment. A moins qu'une nouvelle cause, non moins noble,
sorte de quelque institution spécialisée en relations publiques.
V.L. :
Ne pensez-vous pas que les hommes et les femmes peuvent avoir des opinions, voter, sanctionner par le vote ?
A.Z. :
D'abord les gens votent déjà peu et voteront de moins en moins. Quant à l'opinion publique occidentale, elle est désormais
conditionnée par les médias. Il n'y a qu'à voir le oui massif à la guerre du Kosovo. Songez donc à la guerre d'Espagne ! Les
volontaires arrivaient du monde entier pour combattre dans un camp comme dans l'autre. Souvenez-vous de la guerre du Vietnam.
Les gens sont désormais si conditionnés qu'ils ne réagissent plus que dans le sens voulu par l'appareil de propagande.
V.L. :
L'URSS et la Yougoslavie étaient les pays les plus multiethniques du monde et pourtant ils ont été détruits. Voyez-vous un
lien entre la destruction des pays multiethniques d'un côté et la propagande de la multiethnicité de l'autre ?
A.Z. :
Le totalitarisme soviétique avait créé une vraie société multinationale et multiethnique. Ce sont les démocraties
occidentales qui ont fait des efforts de propagande surhumains, à l'époque de la guerre froide, pour réveiller les
nationalismes. Parce qu'elles voyaient dans l'éclatement de l'URSS le meilleur moyen de la détruire. Le même mécanisme a
fonctionné en Yougoslavie. L'Allemagne a toujours voulu la mort de la Yougoslavie. Unie, elle aurait été plus difficile à
vaincre. Le système occidental consiste à diviser pour mieux imposer sa loi à toutes les parties à la fois, et s'ériger en
juge suprême. Il n'y a pas de raison pour qu'il ne soit pas appliqué à la Chine. Elle pourrait être divisée, en dizaines
d'États.
V.L. :
La Chine et l'Inde ont protesté de concert contre les bombardements de la Yougoslavie. Pourraient-elles éventuellement
constituer un pôle de résistance ? Deux milliards d'individus, ce n'est pas rien !
A.Z. :
La puissance militaire et les capacités techniques de l'Occident sont sans commune mesure avec les moyens de ces deux pays.
V.L. :
Parce que les performances du matériel de guerre américain en Yougoslavie vous ont impressionné ?
A.Z. :
Ce n'est pas le problème. Si la décision avait été prise, la Serbie aurait cessé d'exister en quelques heures. Les
dirigeants du Nouvel ordre mondial ont apparemment choisi la stratégie de la violence permanente. Les conflits locaux vont se
succéder pour être arrêtés par la machine de « guerre pacifique» que nous venons de voir à l'oeuvre. Cela peut, en effet, être
une technique de management planétaire. L'Occident contrôle la majeure partie des ressources naturelles mondiales. Ses
ressources intellectuelles sont des millions de fois supérieures à celles du reste de la planète. C'est cette écrasante
supériorité qui détermine sa domination technique, artistique, médiatique, informatique, scientifique dont découlent toutes les
autres formes de domination. Tout serait simple s'il suffisait de conquérir le monde. Mais il faut encore le diriger. C'est
cette question fondamentale que les Américains essaient maintenant de résoudre. C'est cela qui rend « incompréhensibles »
certaines actions de la «communauté internationale». Pourquoi Saddam est-il toujours là ? Pourquoi Karadzic n'est-il toujours
pas arrêté ? Voyez-vous, à l'époque du Christ, nous étions peut-être cent millions sur l'ensemble du globe. Aujourd'hui, le
Nigeria compte presqu'autant d'habitants ! Le milliard d'Occidentaux et assimilés va diriger le reste du monde. Mais ce
milliard devra être dirigé à son tour. Il faudra probablement deux cent millions de personnes pour diriger le monde occidental.
Il faut les sélectionner, les former. Voilà pourquoi la Chine est condamnée à l'échec dans sa lutte contre l'hégémonie
occidentale. Ce pays sous-administré n'a ni les capacités économiques ni les ressources intellectuelles pour mettre en place
un appareil de direction efficace, composé de quelque trois cent millions d'individus. Seul l'Occident est capable de résoudre
les problèmes de management à l'échelle de la planète. Cela se met déjà en place. Les centaines de milliers d'Occidentaux se
trouvant dans les anciens pays communistes, en Russie par exemple, occupent dans leur écrasante majorité des postes de
direction. La démocratie totalitaire sera aussi une démocratie coloniale.
V.L. :
Pour Marx, la colonisation était civilisatrice. Pourquoi ne le serait-elle pas à nouveau ?
A.Z. :
Pourquoi pas, en effet ? Mais pas pour tout le monde. Quel est l'apport des Indiens d'Amérique à la civilisation ? Il est
presque nul, car ils ont été exterminés, écrasés. Voyez maintenant l'apport des Russes ! L'Occident se méfiait d'ailleurs moins
de la puissance militaire soviétique que de son potentiel intellectuel, artistique, sportif. Parce qu'il dénotait une
extraordinaire vitalité. Or c'est la première chose à détruire chez un ennemi. Et c'est ce qui a été fait. La science russe
dépend aujourd'hui des financements américains. Et elle est dans un état pitoyable, car ces derniers n'ont aucun intérêt à
financer des concurrents. Ils préfèrent faire travailler les savants russes aux USA. Le cinéma soviétique a été lui aussi
détruit et remplacé par le cinéma américain. En littérature, c'est la même chose. La domination mondiale s'exprime, avant tout,
par le diktat intellectuel ou culturel si vous préférez. Voilà pourquoi les Américains s'acharnent, depuis des décennies, à
baisser le niveau culturel et intellectuel du monde : ils veulent le ramener au leur pour pouvoir exercer ce diktat.
V.L. :
Mais cette domination, ne serait-elle pas, après tout, un bien pour l'humanité ?
A.Z. :
Ceux qui vivront dans dix générations pourront effectivement dire que les choses se sont faites pour le bien de l'humanité,
autrement dit pour leur bien à eux. Mais qu'en est-il du Russe ou du Français qui vit aujourd'hui ? Peut-il se réjouir s'il
sait que l'avenir de son peuple pourrait être celui des Indiens d'Amérique ? Le terme d'Humanité est une abstraction. Dans la
vie réelle il y a des Russes, des Français, des Serbes, etc. Or si les choses continuent comme elles sont parties, les peuples
qui ont fait notre civilisation, je pense avant tout aux peuples latins, vont progressivement disparaître. L'Europe occidentale
est submergée par une marée d'étrangers. Nous n'en avons pas encore parlé, mais ce n'est ni le fruit du hasard, ni celui de
mouvements prétendument incontrôlables. Le but est de créer en Europe une situation semblable à celle des États-Unis. Savoir
que l'humanité va être heureuse, mais sans Français, ne devrait pas tellement réjouir les Français actuels. Après tout, laisser
sur terre un nombre limité de gens qui vivraient comme au Paradis, pourrait être un projet rationnel. Ceux-là penseraient
d'ailleurs sûrement que leur bonheur est l'aboutissement de la marche de l'histoire. Non, il n'est de vie que celle que nous et
les nôtres vivons aujourd'hui.
V.L. :
Le système soviétique était inefficace. Les sociétés totalitaires sont-elles toutes condamnées à l'inefficacité ?
A.Z. :
Qu'est-ce que l'efficacité ? Aux États-Unis, les sommes dépensées pour maigrir dépassent le budget de la Russie. Et
pourtant le nombre des gros augmente. Il y a des dizaines d'exemples de cet ordre.
V.L. :
Peut-on dire que l'Occident vit actuellement une radicalisation qui porte les germes de sa propre destruction ?
A.Z. :
Le nazisme a été détruit dans une guerre totale. Le système soviétique était jeune et vigoureux. Il aurait continué à vivre
s'il n'avait pas été combattu de l'extérieur. Les systèmes sociaux ne s'autodétruisent pas. Seule une force extérieure peut
anéantir un système social. Comme seul un obstacle peut empêcher une boule de -rouler. Je pourrais le démontrer comme on
démontre un théorème. Actuellement, nous sommes dominés par un pays disposant d'une supériorité économique et militaire
écrasante. Le Nouvel ordre mondial se veut unipolaire. Si le gouvernement supranational y parvenait, n'ayant aucun ennemi
extérieur, ce système social unique pourrait exister jusqu'à la fin des temps. Un homme seul peut être détruit par ses propres
maladies. Mais un groupe, même restreint, aura déjà tendance à se survivre par la reproduction. Imaginez un système social
composé de milliards d'individus ! Ses possibilités de repérer et d'arrêter les phénomènes autodestructeurs seront infinies. Le
processus d'uniformisation du monde ne peut être arrêté dans l'avenir prévisible. Car le totalitarisme démocratique est la
dernière phase de l'évolution de la société occidentale. Évolution commencée à la Renaissance.
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