Madeleine Cinquin, dite
Soeur Emmanuelle

Religieuse catholique
(Bruxelles 1908)




Le paradis, c'est les autres - Récit - Entretiens avec Marlène Tuininga
Aujourd'hui que je vis loin des bidonvilles et que j'ai parfois un peu l'impression de perdre patience, je m'interroge : qu'est-ce qui, là-bas, pouvait expliquer cet incroyable sentiment de bonheur qui m'animait ? Je crois que c'était le fait d'avoir rompu avec toute espèce de privilège, ces privilèges qui, finalement, nous éloignent de la nature de l'homme, nous éloignent aussi de ce que vit une bonne moitié de l'humanité. Dans les ordures, il n'y a rien de superficiel, rien d'artificiel. Sans masque, sans oripeaux, on est renvoyé à la vérité de sa vie.
Le paradis, c'est les autres - Récit - Entretiens avec Marlène Tuininga
Soeur Emmanuelle : Ce n'est pas facile d'être une femme en Égypte. On m'acceptait dans les discussions d'affaires parce qu'on savait que je tenais les cordons de la bourse. Quand je lisais de la surprise sur le visage de mes interlocuteurs, je leur disais : « Excusez-moi. Chez nous, en Europe, les femmes discutent comme les hommes ! » Maintenant, je suis moins sûre que j'avais raison.
Marlène Tuininga : Pourquoi ? Vous trouvez qu'en Europe les femmes ne sont pas suffisamment libérées ?
Soeur Emmanuelle : Elles le sont beaucoup moins que je le pensais avant mon retour. Je rencontre beaucoup de femmes. Il y en a encore plus qui m'écrivent et qui me téléphonent. Et ce qui me frappe et ce qui m'étonne, c'est qu'en Europe aussi la femme semble être restée très tributaire de l'homme. D'abord parce qu'elle est anxieuse de plaire à l'homme. Je vois les magazines, je vois la publicité à la télévision, j'écoute les femmes. Tout tourne autour de l'obsession de plaire : comment avoir de beaux yeux, comment améliorer sa poitrine, sa peau, son nez, ses cheveux ! Je me suis rendu compte avec tristesse qu'un grand nombre de femmes donnent tellement d'importance à leur corps et à leur aspect physique que leur valeur intrinsèque d'être humain, avec une intelligence, un coeur et une volonté, passe au second plan. D'après moi, je l'ai déjà dit, ce qui fait l'homme comme la femme, c'est la manière dont il ou elle regarde l'autre, dont il ou elle vit et aime, comment il ou elle se développe.
Je suis la première à reconnaître qu'une femme se doit d'être coquette. D'une certaine manière, je le suis moi-même ! Mais de là à être esclave de son corps, non ! Le plus dramatique, c'est quand une telle femme qui ne se voit que dans le regard de l'homme commence à vieillir. Jusqu'à cinquante ans, ça va encore. Après. j'en ai trouvé, ex-jolies femmes ayant dépassé cet âge, complètement effondrées. Elles ne plaisent plus. Leur vie n'a plus de sens. Elles semblent ne plus avoir d'identité.

Le paradis, c'est les autres - Récit - Entretiens avec Marlène Tuininga
C'est une expérience très étrange que de revenir sur un continent plus de soixante ans après l'avoir quitté. L'Europe que j'avais connue en 1931, et où je n'étais revenue que très rarement, était une société dans laquelle chacun avait sa place. Certes, les ouvriers avaient une vie assez dure mais ils ne mouraient pas de faim. Tout homme qui voulaient travailler trouvait un emploi, avant la « grande crise » du moins. Dans la classe bourgeoise à laquelle j'appartenais, il n'y avait pas de problème. Les filles avaient une vie toute tracée. Pas question pour elles de travailler. Elles se mariaient les unes après les autres ou quelques-unes se faisaient religieuses, comme moi. J'avais donc quitté une Europe « normale » à mon sens. Pour moi qui me battais pour la justice dans le tiers-monde, je m'imaginais que l'Europe était un continent riche. Puis tout à coup, soixante ans plus tard, j'ai ouvert les yeux sur une société complètement ébranlée. Où il n'y a plus de repères, comme on dit. Où il n'y a plus guère de travail. Où beaucoup de gens semblent avoir perdu courage. C'est en Allemagne que j'ai entendu, pour la première fois, des jeunes me confier que cela ne servait à rien de faire des études puisque « de toute façon il n'y a pas de débouchés ». Peu à peu, j'ai commencé, au cours de mes tournées, à me rendre compte de la réalité du « quart-monde » en France. J'ai visité au moins une cinquantaine de communautés Emmaüs, j'ai vu des familles de Français vivant dans des caravanes en plein milieu des champs, sans eau, sans électricité. J'ai été absolument scandalisée. Tu comprends ? J'étais devenue une pauvre chiffonnière ; depuis 1971 je ne lisais plus ni livres ni journaux. J'étais à mille lieues de soupçonner que dans un pays riche il puisse y avoir tant de problèmes sociaux non résolus.




http://www.meilleures-citations.com/