Le paradis, c’est les autres - Récit - Entretiens avec Marlène Tuininga
C’est une expérience très étrange
que de revenir sur un continent plus de soixante ans après l’avoir quitté. L’Europe
que j’avais connue en 1931, et où je n’étais revenue que très rarement, était une société dans laquelle chacun avait sa place.
Certes, les ouvriers avaient une vie assez dure mais ils ne mouraient pas de faim. Tout homme qui voulaient travailler trouvait
un emploi, avant la « grande crise » du moins. Dans la classe bourgeoise à laquelle j’appartenais, il n’y avait pas de problème.
Les filles avaient une vie toute tracée. Pas question pour elles de travailler. Elles se mariaient les unes après les autres ou
quelques-unes se faisaient religieuses, comme moi. J’avais donc quitté une Europe « normale » à mon sens. Pour moi qui me
battais pour la justice dans le tiers-monde, je m’imaginais que l’Europe était un continent riche.
Puis tout à coup, soixante ans plus tard, j’ai ouvert les yeux sur une société complètement ébranlée. Où il n’y a plus de
repères, comme on dit. Où il n’y a plus guère de travail. Où beaucoup de gens semblent avoir perdu courage. C’est en Allemagne
que j’ai entendu, pour la première fois, des jeunes me confier que cela ne servait à rien de faire des études puisque « de
toute façon il n’y a pas de débouchés ». Peu à peu, j’ai commencé, au cours de mes tournées, à me rendre compte de la réalité
du « quart-monde » en France. J’ai visité au moins une cinquantaine de communautés Emmaüs, j’ai vu des familles de Français
vivant dans des caravanes en plein milieu des champs, sans eau, sans électricité. J’ai été absolument scandalisée. Tu
comprends ? J’étais devenue une pauvre chiffonnière ; depuis 1971 je ne lisais plus ni livres ni journaux. J’étais à mille
lieues de soupçonner que dans un pays riche il puisse y avoir tant de problèmes sociaux non résolus.